CHAPITRE VI
Olga Kerounine en arrivant sur Mars éprouva une secousse encore plus grande que celle qui ébranla l’espèce humaine. Celle-ci apprit enfin la vérité. Mais Olga voyait de ses propres yeux ce que les habitants de la Terre ne pouvaient qu’imaginer.
Quand Olga reprit conscience – sans doute à cause du froid vif qui régnait dehors – elle comprit qu’elle était emportée par les horribles monstres qui étaient venus la saisir dans son lit. Elle était encore tout engourdie et elle eut vaguement l’intuition que son évanouissement n’était pas dû à une cause naturelle. Elle avait cessé d’être en proie à l’épouvante. Elle voyait, elle entendait, mais elle ne réagissait plus.
Les Martiens l’emportaient vers leur soucoupe volante. Elle vit que l’ingénieur et sa femme étaient eux aussi emmenés. Il faisait clair de lune. Sur la soucoupe, un hublot était éclairé par une étrange lumière de couleur orangée. On la hissa vers ce hublot.
Elle constatait tout cela, mais un peu comme s’il se fût agit d’une autre qu’elle-même. Dès qu’elle fut dans la soucoupe, elle suffoqua, saisie à la gorge par un gaz délétère qui avait une forte odeur alliacée. Mais on l’emmena aussitôt dans une cabine où elle se sentit mieux, et elle comprit qu’elle respirait à nouveau de l’air. Dans cette cabine il y avait déjà sept ou huit personnes. Les murs étaient nus, métalliques. Il y régnait une lumière orangée qui fatiguait les yeux. Elle reconnut le contremaître de K2, et deux ouvriers de la station. Les autres prisonniers lui étaient inconnus. La porte de la grande cabine où ils se trouvaient s’était refermée. Elle comprit aussitôt qu’elle était seule à savoir exactement ce qui s’était passé et par qui ils avaient été enlevés. Mais elle n’expliqua pas la situation à ses compagnons, dont la peur se changeait en désespoir. Elle avait maintenant complètement reprit ses sens, et elle gardait son sang-froid.
Personne n’eut la sensation que la soucoupe s’était remise en marche. Mais Olga était convaincue que le vaisseau martien avait repris son vol, car elle savait par Harold qu’à l’intérieur des soucoupes on n’éprouve en aucune façon le sentiment d’un mouvement dans l’espace.
Près d’une heure s’écoula ainsi. Puis la porte s’ouvrit, et on poussa vers eux deux hommes âgés. L’un d’eux, très grand, avec un beau visage énergique, était vêtu d’un pyjama gris. L’autre n’avait qu’un pantalon et une chemise, et semblait hébété. L’homme au pyjama regarda autour de lui, très calme. Il avisa Olga. Il lui dit en anglais, avec un grand flegme :
— Mademoiselle, voulez-vous avoir l’obligeance de me pincer le bras pour me réveiller, car je crois bien que je suis en train de vivre un vilain cauchemar.
Olga lui répondit :
— Vous ne rêvez pas. Mes compagnons et moi, nous sommes Russes, et nous avons été nous aussi enlevés, il y a une heure, en Russie.
Elle eut l’impression qu’elle pouvait se fier à cet homme. Elle le prit à part et murmura :
— Nous avons été enlevés par les Martiens. Mais parlez bas, je vous prie.
— Les Martiens ? fit le vieux monsieur. Ce sont des Martiens ? Comment le savez-vous ? Est-ce qu’ils vous l’ont dit eux-mêmes ?
Le vieil homme se frottait les yeux, encore incrédule, mais parfaitement calme. Olga lui expliqua en quelques mots ce qu’elle savait. Il murmura :
— C’est prodigieux ! C’est fantastique ! Mais alors, ils nous emmènent sur leur planète… J’ai encore peine à croire que je suis bien éveillé.
Puis, comme il avait trouvé en Olga une interlocutrice intelligente et cultivée, il lui dit :
— Je suis Robert Griff.
— Le savant atomique anglais ? fit Olga.
— Lui-même. J’ai été enlevé dans ma propriété d’Ecosse, qui est située dans un lieu très isolé. Mon pauvre compagnon qui n’en mène pas large est mon valet de chambre. Tout cela est fantastique.
— Je suis convaincue, fit Olga, que les Martiens vous ont enlevé sciemment.
— Mais comment pouvaient-ils savoir où j’étais !
Olga dut lui répéter qu’ils savaient beaucoup de choses sur les hommes, car ils étaient venus sur terre, secrètement, depuis longtemps.
Les autres prisonniers gémissaient lamentablement, en proie au plus noir désespoir. Griff et Olga les réconfortèrent du mieux qu’ils purent. Une voix se fit alors entendre. Elle dit en russe puis en anglais « Nous sommes des Martiens. Nous vous emmenons sur Mars. Restez calmes. Il ne vous sera fait aucun mal ».
Mais les gémissements redoublèrent.
Le vieux savant déclara que la plus sage solution était pour le moment de chercher dans le sommeil l’oubli de cet affreux cauchemar. Et sans plus de façon il s’allongea sur le dur plancher métallique. Les autres l’imitèrent. Et bientôt le silence régna dans la cabine où ils étaient emprisonnés.
Brisée par tant d’émotions d’une intensité extraordinaire, Olga finit par sombrer dans un profond sommeil, malgré la terrible lumière orangée qui blessait les yeux même à travers les paupières doses.
Elle n’aurait su dire, quand elle se réveilla, combien de temps elle avait dormi, et son premier regard tomba sur un Martien qui lui tendait un bizarre appareil et un casque de verre et qui lui disait, en russe, de revêtir ce scaphandre avec lequel elle pourrait respirer dans l’atmosphère martienne. Ainsi donc ils étaient arrivés sur Mars ! Elle prit machinalement l’appareil que lui tendait l’horrible créature. Près d’elle, Robert Griff disait avec flegme :
— Je vois bien maintenant que je ne rêve pas, et que tout cela est, hélas ! très réel.
Il se pencha vers son valet de chambre et ajouta :
— Mon pauvre Jim, il nous faut en prendre notre parti.
Ce calme impressionna leurs compagnons, qui s’efforcèrent de faire bonne contenance.
Dès qu’ils eurent ajusté leurs scaphandres avec l’aide des Martiens, on les poussa vers un hublot. Olga fut descendue la première, sur une immense terrasse où dix soucoupes volantes étaient alignées. D’autres créatures humaines étaient également tirées hors des soucoupes voisines. Olga se retrouva sur ses pieds, et fit quelques pas chancelants. Elle se sentait plus légère que sur terre.
Alors elle vit. Elle vit ce que sa sœur Vera avait déjà vu, et qu’elle aurait été incapable elle-même d’imaginer. Elle vit, sous un ciel couleur de soufre, du haut de l’immense construction sur laquelle ils se trouvaient, la formidable ville martienne, avec ses énormes édifices cubiques s’étendant à perte de vue de tous côtés. Elle vit dans le ciel des nuées de Martiens qui évoluaient individuellement, à des vitesses vertigineuses, comme des hirondelles dans notre ciel, et sans le secours d’autres appareils que les petites sphères métalliques accrochées à leurs ceintures. Un bruit étrange et crissant emplissait ses oreilles.
Ce spectacle lui donna une telle impression d’implacable puissance qu’elle fut submergée par une houle de désespoir. Elle pensa à Harold, avec une véhémence et une nostalgie douloureuses. Elle savait que Harold était rempli d’une résolution farouche. Elle savait qu’il serait parmi ceux qui ne désespéreraient jamais, et qu’il mettrait tout en œuvre pour tenter de la délivrer. Mais elle doutait qu’aucune force humaine fût jamais capable de venir à bout de ces effrayantes créatures.
Près d’elle, le savant atomique Robert Griff contemplait lui aussi ce spectacle. Et elle l’entendit murmurer :
— L’espèce humaine est perdue !
*
* *
Le véhément discours de Harold Perkins devant l’auditoire auquel s’était adressé quelques instants plus tôt Mac Vendish produisit des effets divers.
Certains des auditeurs – et ce fut le cas de Vera et de Ralph Clark – furent aussitôt gagnés par sa propre passion. Mais d’autres ne virent dans ses paroles ardentes que l’effet d’un dérangement cérébral provoqué par le chagrin et l’excitation nerveuse. Mac Vendish et Gram, qui pourtant connaissaient bien Harold, étaient tout près de partager cet avis.
Lorsque le jeune homme invita l’assistance à le suivre dans son laboratoire, il y eut des hésitants. Mais, par politesse, on l’accompagna. On observa avec quelque scepticisme la démonstration qu’il entreprit de faire. Mais dix minutes plus tard, même ceux qui étaient venus avec le plus de réticences dans l’esprit étaient convaincus. Harold avait effectivement résolu le problème des lentilles, en partant des isomères de la série 722 auxquels personne n’avait pensé.
Il exposa avec une clarté parfaite la théorie qu’il avait conçue sur les propriétés de la martialite, et sur les diverses applications de cette force par les Martiens. Il montra comment, par de subtiles modifications dans la structure des lentilles, l’énergie accumulée pouvait ensuite se transformer soit en chaleur, soit en radiations de diverses sortes, soit en énergie motrice. Il apporta aussi des précisions remarquables sur le rôle des longues aiguilles au moyen desquelles les Martiens utilisaient leurs sphères, et sur la façon de les manipuler.
Le doute s’était changé en enthousiasme.
Ce fut le professeur Gram qui prit le premier la parole.
— L’espèce humaine est sauvée ! s’écria-t-il dans un élan de foi. Et je veux être le premier à exprimer toute mon admiration à mon jeune collègue…
— Pas de compliments, je vous en prie, s’écria Harold. Sans vous, je n’aurais rien trouvé du tout. C’est vous, professeur, qui m’avez doté d’un laboratoire, qui m’avez mis sur la voie. Mais je ne partage pas votre optimisme. Je ne crois pas que l’humanité soit d’ores et déjà sauvée d’un péril qu’elle ignore encore. Nous avons tout à faire, et pas un instant à perdre. Il faut qu’avant huit jours nous ayons une soucoupe en état de marche, et que nous allions tendre des écrans entre la terre et la lune. Je suis sûr que désormais on ne me refusera pas cette mission. Et dès maintenant, je veux m’entraîner à circuler dans l’espace comme le font les Martiens, ce que personne n’a encore osé faire ici.
Sans ajouter un mot, il prit sur une table un harnachement de cuir servant aux aviateurs à accrocher leurs parachutes ; il prit aussi une des petites boules métalliques qu’il venait de charger de martialite, quitta son laboratoire, fendit la foule des savants qui se pressaient autour de lui et se dirigea vers l’un des ascenseurs qui menaient à l’air libre.
Subjugués par sa résolution, Mac Vendish, Gram, John et Ralph Clark le suivirent. Ils débouchèrent sur une terrasse d’où ils gagnèrent une vaste esplanade entourée de falaises rocheuses.
Harold assujettit à sa ceinture la sphère métallique qu’il avait emportée, et prit dans chaque main une de ces longues aiguilles martiennes qui ressemblaient à des aiguilles à tricoter ou à des épingles à chapeau. Il en dirigeait déjà les pointes vers la sphère quand Mac Vendish lui dit :
— Ce que vous allez faire là n’est peut-être pas très prudent. Je ne doute pas que vous parveniez à vous élever dans l’air. Mais vous risquez de ne pas pouvoir vous poser correctement, de faire une chute terrible et de vous tuer. Or vous avez moins que quiconque le droit de jouer avec votre vie. Laissez à d’autres le soin de tenter cette expérience.
Harold haussa les épaules.
— Il faut bien que quelqu’un commence. Et je veux être le premier homme à circuler dans l’espace à la façon des Martiens. Mais soyez sans crainte. J’ai déjà beaucoup manipulé ces petites sphères, et je sais comment elles se comportent.
Il manœuvra résolument ses aiguilles, tâtonna un instant, et brusquement s’éleva à la verticale.
Les autres, bien qu’ils s’attendissent à ce qui allait se passer, ne purent retenir un cri de stupeur. Harold montait droit vers le ciel, de plus en plus vite, puis il décrivit une courbe, pareil à un oiseau rapide. Tout à coup, ils eurent un frisson d’angoisse. Mais Harold se redressa, remonta en spirale vers le ciel, à une allure vertigineuse, puis, après une longue arabesque, redescendit vers eux. Il s’immobilisa au-dessus d’eux un instant, à quelques mètres du sol, puis acheva de descendre lentement.
Ils le félicitèrent.
— Oh ! dit-il, le danger est bien moins grand que vous ne l’imaginez. Il suffit en effet, si l’on a une hésitation, de couper le contact entre les aiguilles et la sphère pour s’immobiliser instantanément dans l’espace. On doit apprendre très vite toutes les subtilités de cet exercice. J’ai fait dans ma vie quelques descentes en parachute, mais c’est bien plus passionnant.
John Clark voulut essayer, et Harold lui passa son équipement. John s’éleva dans l’air à une vitesse folle, décrivit lui aussi quelques courbes, mais ne se rapprocha du sol que prudemment, en s’immobilisant à plusieurs reprises.
— Vous avez raison, dit-il. Je crois qu’on ne risque pas grand chose. Mais vous êtes plus habile que moi. Vous ferez un magnifique pilote de soucoupe.
— Oh ! reprit Harold, avec un peu d’entraînement, tout le monde doit devenir très habile. Je prédis qu’avant un an presque tous les habitants de la terre utiliseront ce nouveau mode de locomotion. Mais dès demain, il nous faut ouvrir une école, il nous faut recruter des volontaires, il nous faut préparer nos futures vagues d’assaut.
Le professeur Gram s’avança vers le jeune homme et lui prit les mains. Il lui dit gravement :
— Vous avez des dons de chef, Harold Perkins. Je vous crois digne de commander l’armée que nous allons forger pour repousser et vaincre les Martiens. Laissez-moi vous dire combien je regrette de vous avoir envoyé en Russie pour une mission de confiance, mais qui était en somme secondaire. Si je vous avais gardé ici, nous aurions gagné du temps.
Harold lui secoua les mains.
— Ne regrettez rien, professeur. Si vous ne m’aviez pas envoyé en Russie, je n’aurais pas rencontré Olga, qui est la lumière de ma vie. Si je n’avais pas rencontré Olga, on ne lui aurait pas confié un poste à K2 et elle n’aurait pas été enlevée par les Martiens. Et si elle n’avait pas été enlevée par les Martiens, je crois bien que je n’aurais jamais réalisé ce que j’ai réalisé, et que je ne serais pas devenu l’homme que je suis maintenant.
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* *
Le même soir, le président Blend, qui était en conférence avec Biarzanoff, arrivé l’après-midi même de Golgoringrad, faisait appeler Harold. Ils savaient déjà ce qui s’était passé à la réunion présidée par Mac Vendish. Ils avaient hâte de voir ce jeune savant qui avait étonné et galvanisé tout le monde autour de lui par ses découvertes, ses idées hardies, sa fougue.
Harold ne fut nullement intimidé par les deux hommes d’État. Il leur répéta sur le même ton passionné et convaincant ce qu’il avait déjà dit devant un auditoire plus nombreux.
Le président Blend et Biarzanoff, qui s’y connaissaient en hommes, furent aussitôt de l’avis de Gram : ce garçon avait l’étoffe d’un grand animateur et d’un chef. Harold insistait avec véhémence pour qu’on révélât immédiatement au monde le péril martien. Il revendiquait l’honneur de prendre la tête des missions les plus osées et les plus dangereuses.
Les deux hommes d’État, après l’avoir chaudement félicité, le congédièrent pour délibérer et pour faire part à Golgorine de leurs décisions.
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Une heure plus tard, tous les postes de radiodiffusion et de télévision du monde entier lançaient l’appel suivant qu’ils devaient répéter de cinq minutes en cinq minutes pendant deux heures :
« Attention ! À partir de maintenant ne quittez plus l’écoute. Vous allez entendre une déclaration de la plus haute importance qui sera faite simultanément par le gouvernement de Washington et par celui de Moscou. Attention ! Ne quittez pas l’écoute. Attention, il s’agit d’une déclaration d’une importance extraordinaire, d’une révélation très grave, qui intéresse l’humanité tout entière. »
La nouvelle s’était rapidement répandue, et les gens qui étaient dehors s’étaient précipités vers les postes de radio, vaguement inquiets, pour écouter cette déclaration sensationnelle. Ils commençaient à s’impatienter, car la déclaration annoncée se faisait vraiment un peu trop attendre.
Mais, brusquement, ce fut la douche glaciale.
« Le moment est aujourd’hui venu, disait la déclaration, de vous prévenir que l’espèce humaine court un péril mortel et qui peut désormais s’abattre sur elle d’un instant à l’autre… »
Partout, dans leurs logis, dans les cafés et les restaurants, dans les bureaux et les usines, dans les salles de spectacles ou en plein air, ceux qui écoutaient ces paroles se regardèrent entre eux, soudain affolés.
On pensa qu’il s’agissait à nouveau des « météorites ». Mais la déclaration poursuivait :
« Le gouvernement américain et le gouvernement soviétique, qui depuis plusieurs mois connaissent la nature exacte de ce péril, n’ont pas cru devoir le révéler immédiatement afin de ne pas affoler l’opinion avant d’être en mesure d’y faire face tout au moins partiellement… En réalité, depuis le début de cette année, une guerre sans précédent est commencée, et nos adversaires ne sont autres que les Martiens, des créatures totalement différentes de l’homme, qui sont dotées d’une puissance scientifique énorme, et qui rêvent de conquérir notre planète au moyen de soucoupes volantes… »
Cette révélation remplit de stupeur et d’horreur tous ceux qui étaient à l’écoute. Des femmes s’évanouirent ou poussèrent des cris de frayeur. Même les hommes les plus courageux pâlirent. Ceux qui avaient lu les romans de Wells ou des romans d’anticipations du même genre furent aussitôt hantés par des visions épouvantables. Tout le monde restait suspendu aux paroles qu’apportaient les ondes :
« Cette guerre, il ne faut pas se le dissimuler, est une guerre à mort…
« En décembre dernier, les Martiens avaient réussi à installer une base dans un point désert de la Russie. Elle fut heureusement détruite par une bombe atomique… »
Ce paragraphe avait été rédigé par Golgorine, qui ne voulait pas qu’on apprît qu’il avait un instant cédé à la tentation d’utiliser les Martiens pour ses propres fins.
« La destruction partielle de Moscou et les récentes destructions n’ont pas été le fait des météorites, mais bien d’une attaque délibérée par des soucoupes volantes… »
La déclaration révélait ensuite que les Martiens étaient très au courant de la civilisation terrestre, mais que les savants de la terre avaient déjà, en revanche, percé bon nombre de leurs secrets, car une de leurs soucoupes étaient tombée aux mains des hommes.
Toutes ces révélations s’abattaient comme des coups de matraque sur la tête des auditeurs. On devait par la suite signaler plusieurs cas de folie. Des femmes se tordaient les mains en criant « Nous sommes perdus ! Nous allons mourir ! » Tout ce qu’on avait dit au cours d’un passé récent sur les soucoupes volantes, sur leur puissance inouïe et leur vitesse fantastique, ressurgissait dans les mémoires.
La déclaration taisait la destruction de la « Lune Rouge » et certains autres faits, mais elle comportait un appel pathétique à l’union de tous les peuples, de tous les hommes. Elle invitait tous les habitants de la Terre à se tenir désormais perpétuellement en état d’alerte. Elle se terminait par les paroles mêmes dont s’était servi Harold lorsqu’il avait harangué les savants :
« Il faut mobiliser et utiliser contre les Martiens toutes les forces vives et toutes les intelligences de la planète. Nous devons bannir la peur de nos esprits. Le péril est immense, mais nous vaincrons. »
La secousse provoquée par cette déclaration fut d’autant plus terrible que depuis un mois l’humanité vivait dans une sorte d’allégresse et avait la ferme conviction d’un avenir meilleur pour bientôt. Mais il n’y eut pas de panique. Des gens s’abandonnèrent à une morne résignation ou, au contraire, se lancèrent dans des plaisirs effrénés. Mais le gros des populations terrestres retrouva vite son équilibre et son courage. Une fièvre de dévouement, une volonté de travail intense, une résolution de ne pas se laisser abattre furent bientôt la dominante dans la plupart des esprits. Dès la première heure, tous les gouvernements du globe avaient fait savoir qu’ils s’associaient à la tâche commune et mettaient toutes leurs ressources à la disposition de l’état-major de Toptown, qui était devenu officiellement l’état-major de l’espèce humaine. Comme Harold l’avait prévu, des volontaires se manifestèrent de tout côté.
La Terre se mettait sur le pied de guerre – de guerre interplanétaire.
*
* *
La révélation au monde du péril martien avait été faite le 27 février. Il ne se passa rien jusqu’au 3 mars.
Ce jour-là Mac Vendish était dans son bureau de Toptown en train de discuter amicalement avec Harold Perkins, à qui aucune mission bien définie n’avait été confiée, mais qui maintenant disposait en fait des pouvoirs les plus étendus.
La porte du bureau s’ouvrit brusquement et John Clark, l’adjoint de Mac Vendish, entra comme une trombe. Il bégayait affreusement :
— Je… Je… Les Martiens… Je… Lisez ceci…
Et il posa sur la table, d’un geste saccadé, le papier qu’il tenait à la main.
John Clark arrivait tout droit d’une petite salle souterraine où deux hommes se livraient à un singulier travail. Ce travail consistait simplement à observer jour et nuit une dizaine de petits appareils tous semblables les uns aux autres et qui ressemblaient vaguement à des téléphones. À leur sommet ils portaient une plaque vibrante rectangulaire dans un cadre de matière plastique. À leur base, ils avaient deux petites sphères métalliques, dont l’une avait la taille d’une grosse cerise et l’autre celle d’un petit pois. C’étaient effectivement des téléphones, mais des téléphones martiens. Les uns venaient de la soucoupe volante tombée dans l’Arizona, et les autres de Golgoringrad, où ils avaient été donnés aux Russes par les Martiens eux-mêmes durant la brève période de leur collaboration.
On savait à Toptown que des appels pouvaient être faits même de la planète Mars sur ces curieux appareils. C’est pourquoi jour et nuit deux équipes de deux hommes chacune – un Américain et un Russe – les observaient pour le cas, qui paraissait douteux, mais qui n’était pas absolument invraisemblable, où les Martiens auraient eu le désir de faire une communication aux habitants de la Terre.
Le maniement de ces téléphones – qui fonctionnaient eux aussi au moyen des longues aiguilles – était assez délicat, et Ralph Clark, qui le connaissait, avait passé une journée à l’apprendre aux quatre observateurs qui se relayaient dans la petite salle. Mais c’est en vain que ces hommes avaient fait le guet pendant de longues semaines. Rien ne s’était produit. Ils n’en continuaient pas moins à monter la garde avec une vigilante attention.
Ce soir-là, brusquement, une petite sonnerie grêle se fit entendre. Les deux hommes qui étaient là sursautèrent, et le plus près de l’appareil qui avait sonné se saisit des aiguilles qui étaient à portée de sa main et les promena lentement sur la plus grosse des deux sphères qui étaient à la base de l’appareil. Presque aussitôt, une voix métallique grésilla dans la plaque vibrante. L’homme qui tenait les aiguilles, et qui était un Russe, fit signe à son compagnon de les prendre. La voix parlait russe, en effet, et il voulait avoir les mains libres afin de noter ce qu’elle disait. Tout en se saisissant d’un bloc-notes il dit d’une voix qui tremblait un peu :
— Ici la Terre. Je vous écoute.
— Ne coupez pas, fit la voix. Le Grand Martien va vous parler.
— J’écoute, répéta l’homme, la gorge serrée.
Il y eut un instant de silence. Puis une voix nouvelle, beaucoup plus distincte que la précédente, une voix impérieuse, fit vibrer la plaque.
— Ici le Grand Martien. Vous êtes un homme russe, n’est-ce pas ? Vous êtes sur Terre ?
— Parfaitement, fit le Russe, qui reprenait un peu d’assurance. Je vous écoute.
— Veuillez noter, pour votre gouvernement et pour l’espèce humaine en générale, ce que je vais vous dicter. Êtes-vous prêt ?
— Je suis prêt.
— « Nous exigeons des habitants de la Terre :
« 10 qu’ils nous livrent le territoire nommé par eux Australie, territoire sur lequel nous serons fondés à effectuer toutes installations que nous jugerons désirables, et que l’espace humaine devra évacuer intégralement dans le délai d’un mois (calendrier terrestre). Les habitants de ce territoire sont autorisés à emporter les biens mobiliers leur appartenant.
« 2° qu’ils s’engagent à ne pas tenter de construire des vaisseaux astronautiques de quelque modèle que ce soit et se soumettent à cet égard à tout contrôle que nous jugerons nécessaire.
« 3° Nous leur donnons vingt-quatre heures (heures terrestres) pour répondre à cette note. Dans vingt-quatre heures exactement nous nous remettrons en contact avec eux de la même façon qu’aujourd’hui pour enregistrer leur réponse.
« Nous tenons à préciser qu’en cas de refus nous serons amenés à prendre toutes mesures que nous jugerons utiles et qui pourraient aller jusqu’à la destruction totale de l’humanité. »
L’Américain qui maintenait les aiguilles sur la petite sphère tandis que son compagnon prenait en sténo ce message interplanétaire ne comprenait pas le russe. Mais il devinait qu’il s’agissait de quelque chose d’extraordinaire. Le Russe était blême. De grosses gouttes de sueur roulaient sur son front.
— C’est tout, fit la voix impérieuse. Voulez-vous relire ce message.
Le Russe relut d’une voix qui tremblait.
— Parfait, reprit le Grand Martien. Transmettez. Je coupe.
Le Russe parlait anglais. Il se mit à traduire. C’est à ce moment-là que John Clark vint les voir. Il faillit tomber à la renverse. Et dès que le texte fut traduit et dactylographié, il se précipita chez Mac Vendish.
« L’Imperator » était un homme qui savait garder son sang-froid en toutes circonstances. Mais pendant un instant il se prit à balbutier lui aussi.
— C’est… C’est… C’est un ultimatum…
Harold dit avec calme :
— Pas question une seconde de l’accepter. Ce bout de papier ne change absolument rien à la situation telle qu’elle se présentait précédemment. Ils veulent nous effrayer. Ils n’y parviendront pas.
Dix minutes plus tard, une conférence était réunie par le président Blend. Golgorine y était présent en personne, car depuis la veille il était arrivé à Toptown. D’autres chefs de gouvernements d’Europe et d’Asie, venus eux aussi en Amérique en vue d’une coordination plus poussée de tous les efforts de la race humaine, y assistaient également. L’opinion fut unanime. Il ne pouvait pas être question un seul instant d’accepter ou même de tenter de discuter l’ultimatum martien. Le débat porta uniquement sur la question de savoir s’il fallait rendre public ou non cet ultimatum. Les avis étaient partagés. Certains affirmaient, et leurs arguments n’étaient pas sans prix, que maintenant que l’opinion était prévenue du péril, il était inutile d’ajouter à ses craintes un nouveau motif de découragement.
Harold, Mac Vendish – et aussi Golgorine – et d’autres encore étaient d’un avis contraire.
— S’il devait apparaître, déclara Harold avec chaleur, qu’après la publication d’un tel ultimatum le découragement gagne les esprits et que des mouvements étendus se dessinent en faveur d’une morne acceptation, ce serait le signe que l’humanité est condamnée. Si au contraire, comme je le pense, nous assistons à un raidissement des volontés, nous n’en serons que plus forts pour poursuivre la lutte.
La thèse de Harold l’emporta. La nouvelle fut diffusée sur les ondes. Elle fit sensation, mais on l’accueillit avec calme, et à la réflexion tout le monde pensa qu’elle ne changeait en effet rien à la situation. Seuls quelques rares journaux firent timidement remarquer que l’Australie était une des terres les moins peuplées du globe, que si l’on n’était pas prêt à faire face à un assaut qui serait fantastique, il valait peut-être mieux temporiser. Mais ces quelques rares signes de couardise furent submergés par des manifestations imposantes qui se produisirent partout spontanément. À la réflexion, on finit même par juger l’ultimatum plutôt rassurant. « Si les Martiens, écrivirent beaucoup de journaux, étaient absolument sûrs d’eux-mêmes, ils n’auraient pas hésité à lancer immédiatement une offensive générale sans essayer de tâter notre moral. »
Quand, vingt-quatre heures plus tard, l’un des petits téléphones martiens grésilla dans la salle souterraine, c’est d’une main beaucoup plus sûre que l’un des opérateurs promena ses aiguilles sur la petite sphère, et d’une voix beaucoup plus ferme que l’autre répondit à la voix qui se faisait entendre.
Derrière eux se tenaient, pressés les uns contre les autres dans la pièce exiguë, le président Blend, Golgorine, Biarzanoff, Mac Vendish, Gram, Sertoff, Harold, Ralph et John Clark et quelques autres privilégiés qui avaient voulu assister à cette minute historique.
— Ici la Terre, fit l’opérateur russe. Je vous écoute.
— La réponse est-elle prête ? demanda le Grand Martien.
— Elle est prête. Veuillez la noter. Elle tient en un mot. La réponse est « Niet ! »[2]. Veuillez répéter.
Il y eut un moment de silence. Le Grand Martien était-il surpris ? S’était-il vraiment attendu à une acceptation de son ultimatum ?
Puis la voix se fit de nouveau entendre.
— Je répète : la réponse est « Niet ! » J’ajoute que vous aurez à vous en repentir.
— Nous vous attendons de pied ferme, s’écria spontanément l’opérateur.
Et il coupa la communication.